SILENCE

En 2038, dans une Kinshasa métamorphosée par un décret radical, la musique est devenue un souvenir interdit. Un nouveau ministre de la Culture a banni toute mélodie pour reconstruire la ville sur le socle du silence. Dans cette cité devenue laboratoire, une brigade traque les derniers échos de la rumba et des chants, tandis que des habitants réinventent en secret la mémoire des sons. Suivez l’histoire de Baku, modeste fonctionnaire pris entre la rigueur d’une ville sans musique et le murmure d’une résistance inattendue. Entre dystopie mélancolique et réalisme magique, cette nouvelle vous invite à explorer ce que devient un peuple quand on lui enlève ses chansons, et comment la musique finit toujours par trouver un chemin, même dans les interstices du silence.

LITTERATURE/NOUVELLE

Lionel Héritier Apenela

8/31/20259 min read

Silence (Bosembo)

Nouvelle

I — 2030, les affiches

On les avait collées dans la nuit, comme on plante des poteaux avant l’orage. Au matin, l’air sentait la colle fraîche et la craie mouillée. Les gens lisaient, le cou tendu, les lèvres serrées. Sur les murs de Kinshasa — on disait désormais « la grande ville K. » dans les documents —, des caractères gras posaient une vérité neuve :

ORDONNANCE N° 12/47 — POUR LA RECONSTRUCTION CULTURELLE ET ÉTHIQUE
Toute émission musicale est suspendue jusqu’à nouvel ordre.
Sont considérés comme musique : chant, fredonnement, sifflement, percussion volontaire, usage d’instruments dits traditionnels ou modernes, ainsi que toute répétition rythmée de sons.
Des contrôles seront opérés par la BRIGADE ANTI-RUMBA. Les contrevenants s’exposent à des amendes, à des rééducations, et à l’orientation vers les VILLES-ÉCOLES des NOUVELLES VILLES.

En bas, une signature nette, aiguë, celle d’un homme qu’on ne voyait jamais.
Ainsi, le silence se mit à travailler.

II — Le discours

Le soir même, les haut-parleurs de quartier, les radios et les télévisions ouvrirent une brèche dans le ciel du soir. La voix grave du Ministre de la Reconstruction Culturelle prit la ville par les poignets :

« Citoyennes, citoyens,

Depuis trop longtemps, notre peuple vit sur de mauvaises bases. La musique, jadis langage sacré, est devenue instrument d’avilissement : légèreté, ivresse, oubli du travail. Pendant que d’autres nations bâtissaient des industries et formaient des savants, nous nous sommes perdus dans l’ivresse des guitares.

Il faut tourner la page. Nous imposons le sérieux, la discipline, la bonne tenue. Nous bâtissons des Nouvelles Villes — des cités sobres, droites —, entourées de Villes-Écoles où l’on apprendra les sciences, les techniques, la dignité citoyenne. On y entrera après formation préalable. D’ici là, nos compatriotes seront accueillis dans des camps de préformation attenants, afin d’acquérir les bases du travail, de l’exactitude, de la patience.

La musique est suspendue jusqu’à nouvel ordre. Tant qu’elle dictera nos vies, nous resterons prisonniers des antivaleurs. Dans le silence, nous redeviendrons des bâtisseurs.

Retenez ceci : interdire la musique n’est pas punir le peuple, c’est le sauver. »

Le discours s’éteignit. Le silence qui suivit pesa plus lourd que les mots.

III — La Brigade Anti-Rumba

Ils apparurent dès le lendemain, comme si la nuit les avait cousus dans la toile du matin. Uniformes bleu sombre, casquettes plates, brassards rouge mat. Sur la poitrine, un badge brodé sans emphase : BRIGADE ANTI-RUMBA. Le tout avait la froideur d’un bureau et la fermeté d’une troupe.

Leur travail consistait à confisquer des radios, à fermer des bars, à éteindre des enceintes et à dresser, sur un ton poli, des procès-verbaux. Ils passaient aussi dans les cours intérieures, vérifiaient que les smartphones ne vibraient pas d’un refrain clandestin, et laissaient, s’il le fallait, un petit dépliant : Hygiène du silence domestique.

Les enfants apprirent à marcher sans taper des mains.

IV — Baku et l’art du tampon bleu

Mbala Baku occupait au quatrième étage du Bâtiment des Interdictions un bureau étroit avec fenêtre sur puits de lumière. Sa fonction tenait dans un cahier à couverture grise et un tampon bleu. Il consignait les infractions sonores : lieu, heure, nature du son, intensité supposée. À la fin, tampon. C’était la part visible de l’ordre.

Le soir, Baku rentrait dans une cour oubliée du soleil. Au-dessus de chez lui vivait Mado, vingt-cinq ans, un visage ouvert et, dans les gestes, une économie qui donnait envie de promettre. Elle élevait seule un petit garçon qui posait beaucoup de questions sans les énoncer. Baku aimait Mado comme on garde une lettre sous la chemise. Parfois elle s’attardait — une seconde de trop — au bord d’un sourire, et cela suffisait à l’empêcher de dormir.

V — Comptabiliser l’invisible

Au début, on pouvait encore écouter de la musique. Un compteur s’était affiché dans les téléphones, téléviseurs et postes radios. On avait droit à 60 minutes par jour. Puis 30. 10. 5. 0.

On inventa une unité : la Minute d’Écoute Nationale (MÉN). On pouvait la troquer contre un sac de farine, des analgésiques, une paire de chaussures. Les plus sérieux échangeaient toutes leurs MÉN contre des modules de formation : arithmétique, charpente, soudure, tenue. On récompensa même, un temps, ceux qui n’écoutaient plus rien : virement sur portefeuille mobile, photo souriante dans le journal local.

Puis les appareils se mirent à entendre à la place des gens. Un algorithme d’État détectait les mélodies, identifiait des motifs, réduisait les volumes, signalait les récidivistes. Les playlists fondirent comme du sucre dans l’eau. Les écouteurs devinrent des ornements muets.

Le monde entier s’émut. Kinshasa répondit au monde qu’elle choisissait la route difficile et sérieuse ; qu’elle préférait les ponts aux refrains.

VI — Les Nouvelles Villes, vues depuis la poussière

Par temps clair, on distinguait, par-delà les étangs et les herbes grasses, la ligne nette des Nouvelles Villes. On les appelait Bulu-Bulu, Kintwala, Cité-Neuve IV. Des avenues droites, des squares comme tirés au fil, des hôpitaux où l’on promettait de n’entendre que le bruit du chariot. L’entrée se faisait sur présentation d’un Certificat d’Aptitudes Sérieuses, délivré par les Villes-Écoles. On disait : « Là-bas, l’eau coule droit. »

Avant les portes s’étendaient les camps de préformation. Le gouvernement les nommait Zones d’Attente Pédagogique. Des tentes grises, des dortoirs, des lavabos courageux, des alignements humains à l’aube. On y enseignait la Gravité Civile : ponctualité, géométrie du geste, vocabulaire du chantier, politesse sans musique. On y rappelait aussi — c’était inscrit en affiche — que respirer n’est pas battre.

Mado s’y rendit avec son enfant pour inscrire son nom sur un registre propre. Baku, par hasard, se trouva de service ce jour-là, carnet clos.
— Tu penses y entrer ? demanda-t-il.
— Pour lui, oui, dit Mado en caressant la tête du petit. Pour moi… je ne sais pas si je peux vivre sans quelque chose qui ressemble à une chanson dans la poitrine.
Le vent fit bruire les bâches comme des pages qu’on tourne trop vite.

VII — La rumeur d’un autre

Un soir, Mado prit Baku par la manche.
— Viens.
Ils passèrent sous des câbles, contournèrent des murs, gagnèrent l’entrée d’un tunnel oublié où des silhouettes attendaient en silence. Un vieil homme tenait sur ses genoux une sanza, mais ne la touchait pas ; ses doigts tremblaient au-dessus des lamelles comme on prie au-dessus d’un verre d’eau.

Quelqu’un murmura :
Il existe un autre. Un jeune. Un génie.
On l’appelait l’Ombre du Son. On prétendait qu’il avait inventé un nouveau genre — ni rumba, ni jazz, ni hip-hop : autre chose, irrésistible, dangereux parce que juste. Il menait une guérilla sans pancartes : des concerts languides dans des entrepôts vides, des quais abandonnés, des parkings aux néons malades. On sortait de là incapable de retourner au silence.

VIII — Première nuit

Le hangar se remplissait à la vitesse d’un secret. Des lampes basses coupaient les visages en deux. L’Ombre du Son entra sans bruit. On ne voyait que ses yeux. Il leva la main ; le monde se pencha.

Le premier motif fut si mince que Baku crut l’avoir inventé. Puis un battement naquit, non pas plus fort, mais plus vrai. Ce n’était pas un air à fredonner : c’était une preuve. La salle respira sur une cadence sans précédent, quelque chose comme un pas nouveau que l’on n’avait jamais appris mais que les pieds reconnaissaient.

Les genoux de Mado vibrèrent. Son regard, en fin de morceau, brillait d’un sel qu’on ne voyait plus depuis longtemps. Le petit badge de Baku — Brigade Anti-Rumba, cousu pour l’infiltration — pesait comme une pierre inutile.

Dehors, il avait envie de dire : « C’est de la musique », et n’en trouvait pas le courage.
— Tu as entendu ? chuchota Mado.
— J’ai entendu que je respirais, répondit Baku.

IX — Géométrie de la jalousie

Mado se mit à disparaître. Trois nuits, puis cinq. On disait que l’Ombre du Son avait des amantes comme un arbre a des feuilles : sans le vouloir, par nature. Mado revenait tard, la peau lumineuse d’un secret bon et dangereux. Baku l’aimait d’une jalousie attentive, qui ne cassait rien, qui plaçait seulement les objets à distance de sa propre main.

Lui continuait d’écrire des notes impeccables, d’éteindre des enceintes portatives, de distribuer des dépliants sur la Mesure, nouveau nom officiel de l’Ordonnance (on avait retiré Interdiction parce que le mot chantait mal). Il ne dénonça rien. Il attendit — avec l’art de ceux qui savent que l’attente finit par devenir un métier.

X — L’étau se resserre

Les descentes se multiplièrent. Les agents pénétraient dans les camps, inspectaient les tentes, retournaient des coussins, faisaient baisser des yeux. Parfois, ils repartaient avec un speaker, un téléphone, un garçon tremblant qui avait « sifflé sans intention » selon sa mère. Les Villes-Écoles recevaient chaque lundi de nouvelles charrettes d’aspirants sérieux. On y apprenait à dire bonjour sans chanter le mot.

Un enfant, un jour, dessinait une guitare avec un manche court.
— Pourquoi si court ? demanda Baku.
— Pour qu’on ne la reconnaisse pas, répondit l’enfant. Mais je sais encore où poser les doigts.

XI — Monnaie du son

Dans les kiosques officiels, on vendait désormais le Silenco, carte nominative où s’inscrivait le solde de Minutes d’Écoute Nationale. On pouvait transférer des minutes à un parent en échange d’un kit scolaire, convertir cinq jours de silence contre une consultation médicale, trois semaines contre un bon de vêtements. Sur l’écran, un compteur zéro clignotait parfois avec une petite étoile : Félicitations ! — on avait « bien tenu ». L’État envoyait, aux meilleurs profils, un bonus discret en monnaie électronique.

Puis l’algorithme se raffina : il distingua les mélodies, reconnut des rythmes suspects, surveilla des silences trop ronds. On se mit à parler bas dans les couloirs, non pour se cacher, mais de peur de compter sans s’en rendre compte.

XII — Mission

Un ordre tomba sur le bureau de Baku comme une pièce sur du bois : Infiltration. Identifier l’Ombre du Son. Préserver les infrastructures. Éviter les débordements. La note portait une marge en pointillés où l’on pouvait cocher Observation, Rappel, Saisie, Neutralisation. Il prit le papier, le plia, le rangea dans la poche intérieure ; on y sentait battre quelque chose qui n’était pas son cœur.

Le soir, il alla sur la rive. L’eau avait une façon de parler sans chanter. Il pensa aux Nouvelles Villes, à la craie blanche dans les salles propres, à l’enfant qui savait encore où poser les doigts.

XIII — Devant le fleuve

Le concert se tenait près de l’eau, au bord des camps, juste en-deçà des projecteurs qui surveillaient les clôtures. Des silhouettes affluaient par vagues discrètes. Mado était là. Elle leva les yeux vers lui ; le petit garçon dormait quelque part, en sûreté relative.

L’Ombre du Son entra — sans bruit, comme arrive une décision. Le premier motif ouvrit dans la nuit une porte que le jour avait recouverte. Baku sentit la salle — la foule, les arbres, l’eau — basculer dans une mesure qui ne ressemblait à rien d’archivé. Ce n’était pas une chanson : c’était une permission.

Mado dansait, les yeux clos, pas pour plaire, pas pour séduire, mais pour se rappeler son propre axe.
Baku saisit son carnet, hésita, le rangea. Il pensa au Ministre, aux Villes-Écoles, au badge qui pesait sur sa poitrine, à la mèche de bougie qui dit adieu en fin de soir. Il baissa la tête. Son cœur fit une minuscule syncope, un pas de côté, puis revint. C’était assez pour comprendre.

Il choisit Observation et cocha Rappel sans l’envoyer.

XIV — Après

On continua de construire. Des photos montraient des ponts à angles droits, des classes neuves, des tramways qui n’avaient pas besoin de musique pour glisser. Les camps se vidaient, puis se remplissaient. On entrait en Cité-Neuve IV muni de certificats impeccables ; on ressortait parfois — « pour se renforcer » — avec une nouvelle application sur le téléphone et une habitude de tenir.

La Brigade redoubla de politesse. Elle parlait aux gens comme si chacun était en retard de seulement deux semaines sur sa meilleure version de lui-même. Les dépliants changeaient de graphisme. Interdiction avait disparu ; Éthique de la Mesure sonnait plus droit.

L’Ombre du Son, lui, s’éloignait à mesure que la ville s’approchait. On le disait ici, puis là, puis ailleurs. On affirmait qu’il n’avait ni visage ni nom, seulement des yeux, et une invention qui obligeait les hommes à reprendre un souffle.

Mado et Baku se croisaient. Ils s’aimaient d’un amour possible et imparfait, attentif comme une main à plat sur une table. Le petit garçon grandissait avec l’idée que tenir debout est une manière de chanter sans bruit.

Certaines nuits, chez Mado, ils posaient leurs doigts sur la table et attendaient que la mèche dise adieu. Ils n’appelaient pas cela musique ; ils disaient : ça nous empêche de tomber.

XV — Les portes, les grilles, les marges

Dans les Villes-Écoles, on enseignait les ponts, les charges, la tenue. À la fin du cycle, devant la grille des Nouvelles Villes, des files entières respiraient en silence, fières. On regardait une dernière fois derrière soi : Kinshasa au loin, les camps comme des parenthèses, le fleuve qui compte sans avoir l’air.

On apprenait aussi à oublier des airs, non par violence, mais par épaisseur de jours. Et pourtant, entre deux modules, une hésitation revenait. On aurait dit un pas mal posé, corrigé aussitôt. Les surveillants appelaient cela parasitage. Les enfants le nommaient jeu. Les vieux disaient vie.

XVI — Fin ouverte

On dit qu’il faut choisir : la gravité ou la danse. Les Nouvelles Villes disent : gravité. Les camps disent : bientôt. L’Ombre du Son dit : maintenant.

Baku marche. De temps en temps, son pas dérape d’un millimètre, puis revient. Cela suffit à lui rappeler qu’il n’est pas un mur.
Peut-être qu’un jour, quand la dernière brique sera bien posée et la dernière fiche bien remplie, on autorisera enfin cette minuscule syncope — non pas pour danser, non pas pour oublier, mais pour tenir autrement.

Il pleut. Une jarre mal calée claque doucement sous les gouttes. Personne ne la cale. La jarre compte jusque tard. À la fin, quand elle s’arrête, un petit pays entier s’endort un peu mieux.

FIN